Mise а mort du cerf sacrй

Sйlection officielle - Compйtition
/ sortie le 01.11.2017


Eye's wide blind

« Quand on sera tous morts, on verra ce que tu peux faire. »

Prenez une famille parfaite, йlйgamment bourgeoise et bien йlevйe. Confrontez-la, sous un prйtexte ou un autre, а la nйcessitй d’йliminer un de ses membres. Laissez l’idйe infuser, puis observez la rйaction des uns et des autres. Admirez les stratйgies adoptйes, le travail de lobbying ou au contraire de sape, les arguments en apparence rationnels… Soyez tйmoins de son dйlitement rapide et inйvitable, jusqu’au dйnouement forcйment violent. Voilа, en gros, le nouveau pari gonflй de Yorgos Lanthimos dont on a compris, au fil de ses films, qu’il n’est pas forcйment un inconditionnel de la cellule familiale comme cellule de base de la sociйtй.

Comme а son habitude, il livre donc un film incroyablement inconfortable, si ce n’est glaзant, qui utilise les codes du film d’horreur, notamment la camйra subjective qui entre dans les piиces en un large mouvement, comme un personnage balayant l’espace du regard, pour mieux instaurer un climat d’angoisse et de malaise. Au dйpart, ces effets de mise en scиne tranchent avec l’intrigue du film. Ce sont mкme les seuls indices d’une menace latente, tapie dans l’ombre, prкte а venir fracasser cette faзade de bonheur (forcйment hypocrite) qui cache les pires noirceurs de l’кtre humain.

Autre thйmatique propre au cinйaste grec, qui signe ici son deuxiиme film en langue anglaise, avec а nouveau Colin Farrell dans le rфle principal, c’est celle d’un кtre extйrieur au groupe qui entend lui imposer des rиgles absurdes sans qu’il soit possible de s’y soustraire. On le notera, il n’est ainsi pas possible de nйgocier avec l’oppresseur, ni mкme de questionner ses exigences. Les protagonistes finissent d'ailleurs assez vite par accepter jouer avec les rиgles de leur adversaire. Ici, on est dans l’esprit d’une vengeance cruelle et raffinйe inspirйe du cйlиbre « oeil pour oeil, dent pour dent » et qui s’appuie sur une autre tradition biblique, celle du sacrifice rituel. On l’aura compris, Yorgos Lanthimos n’est pas non plus un grand fan de religion. D’une maniиre gйnйrale, il fustige tout ce qui empкche l’individu d’кtre libre ou de suivre son propre chemin.

Alors peut-кtre la dйmonstration est-elle parfois un peu йpaisse (notamment lorsqu’une musique sacrйe ultra lyrique vient souligner des sйquences anxiogиnes et qu’une autre musique, йvoquant un orage permanent grondant au-dessus des personnages, annonce les diffйrentes йtapes de la tragйdie), mais on ne peut pas nier qu’elle est impeccablement exйcutйe. La mise en scиne а elle-seule glace le sang, que ce soit а travers les plans sйquences interminables dans des couloirs blafards ou ce trиs beau plan en plongйe qui observe а distance la chute symbolique du jeune garзon. De la distance, le cinйaste en ajoute partout, а chaque scиne, а chaque image, mкmes а chaque rйplique. Les personnages n’ont en effet rien а se dire, se lancent dans de longues conversations barbantes, se complaisent dans les faits les plus insignifiants.

Il n’y a guиre de chaleur dans ces relations humaines basйes sur l’habitude. les pratiques sexuelles des parents sont dйsincarnйes, les propos qu’ils йchangent sont creux (l’obsession de Bob pour la pilositй de ses interlocuteurs), les marques d’attention sont forcйes (ce n’est clairement pas l’affection qui est le moteur de cette famille), l’йgalitarisme affichй entre le pиre et la mиre est un leurre (а l’image de la prйtendue rйpartition des tвches entre la mиre et le reste de la famille)… On est face а un groupe uni par le besoin et la rationalisation des coыts, et dans lequel les membres sont interchangeables. Si un enfant disparaоt, ne suffit-il pas d’en refaire un autre.

Comme souvent chez Lanthimos, le propos est aussi grinзant qu'ironique, aussi dйrangeant que satirique. Peut-кtre est-il intellectuellement moins riche que dans les prйcйdentes oeuvres du cinйaste, а la portйe sociale et idйologique a priori plus universelle, mais il offre malgrй tout un large spectre de rйflexion autour de la responsabilitй, du chвtiment, et de la question cruciale du choix. Par moments, le dilemme moral insoluble auquel est confrontй le personnage principal йvoque celui d'un autre film, The box de Richard Kelly (inspirй d'une nouvelle Richard Matheson) dans laquelle un couple dans le besoin a la possibilitй de rйgler tous ses problиmes financiers d'un coup, simplement en appuyant sur un bouton, et se retrouvera lui aussi face а un choix impossible. Lanthimos ne fait aucun concession au spectateur et va habilement jusqu'au bout de son sujet, quitte а choquer et transgresser quelques tabous au passage. D'accord, on ne retrouve pas dans Mise а mort du cerf sacrй la force de Canine ou la complexitй de The lobster. mais dans son genre dйglinguй et vicieux aux accents kubrickiens (la prйsence d'une Nicole Kidman acerbe et cinglante йvoque Eye's wide shut), il s'avиre d'une saisissante efficacitй.